dimanche 10 février 2013

Le miracle de la Bérézina

Pour ce billet, abordons un épisode des guerres napoléoniennes, le passage de la Bérézina. Le nom de cette rivière, et de la bataille qui s'y déroula en novembre 1812, est souvent employé pour désigner une catastrophe, un désastre. Et pourtant, malgré les pertes françaises et le caractère tragique de cet affrontement, il s'agit d'une victoire ayant permis de sauver ce qui restait de la Grande Armée d'un encerclement total. 

Cette bataille s'inscrit dans la désastreuse campagne de Russie de 1812, véritable "début de la fin" pour l'Empire de Napoléon Ier. Bien que la guerre d'Espagne commencée en 1808 continue d'être un abcès usant beaucoup de troupes et de moyens (le concept de "guerilla" date de cette époque), la France domine alors l'Europe, et est en paix avec la Prusse et l'Autriche vaincues, qui sont désormais ses alliés. Napoléon est d'ailleurs marié depuis 1809 à Marie-Louise, la fille de l'empereur François II d'Autriche. Elle mettra au monde en 1811 l'héritier que Joséphine de Beauharnais, sa première femme, n'avait pas pu donner à Napoléon...


On prête volontiers à Napoléon les mots "C'est un ventre que j'épouse" à propos de son deuxième mariage
(Marie Louise et le roi de Rome, par Gérard)

Depuis 1806, Napoléon cherche à imposer partout en Europe le blocus continental, pour ruiner le Royaume-Uni, l'âme de toutes les coalitions des monarchies européennes contre la France révolutionnaire puis impériale. Le blocus est appliqué avec plus ou moins d'efficacité dans l'Empire, les états satellites (Espagne, grand duché de Varsovie, Royaume de Naples, etc.) et les états alliés de Napoléon. Ainsi l'Empire russe est censé l'appliquer depuis le traité de Tilsit qui conclut la quatrième coalition en 1807 (suite aux victoires d'Eylan et de Friedland).


Alexandre Ier et Napoléon à Tilsit par Serangeli


Mais les sujets de discorde entre la Russie et la France ne manquent pas. L'existence d'une Pologne forte et indépendante est inacceptable pour la Russie, qui cherche à morceler ce territoire (un bon siècle plus tard cette position n'aura pas beaucoup changé avec le pacte Molotov Ribbentrop ...). 


Molotov signant sous l'oeil rigolard de tonton Staline le pacte prévoyant le dépeçage de la Pologne
(le massacre de Katyn viendra opportunément compléter le tableau un an plus tard)

Autre sujet de rancoeur, le projet de mariage entre Napoléon et une soeur du tsar qui a capoté en 1809, et a généré des frustrations des deux côtés. Sans compter divers incidents diplomatiques montés en épingle par les deux parties (affaire du duché d'Oldembourg notamment). Mais surtout le blocus continental demandé par Napoléon est profondément contraire aux intérêts économiques de la Russie, qui a grand besoin des produits manufacturés anglais... Cet embargo sur les produits anglais est trop contraignant pour le tsar. 


Limite hors sujet et légèrement anachronique : Vaches françaises discutant de l'embargo anglais  

La tension monte progressivement entre les deux empereurs et conduit finalement à la guerre, d'ailleurs souhaitée par les deux monarques qui ne recherchent pas un compromis à tout prix. 

Cela donne la campagne de Russie, où la Grande Armée rassemblée sur le Niemen aligne sur le papier 680 000 hommes, dont 400 000 à 450 000 participeront à l'offensive. 

On ne développera pas ici cette campagne, dont on peut toutefois retenir trois phases : 

  • une fuite en avant de la Grande Armée cherchant une bataille décisive, à la poursuite d'une armée russe qui se dérobe jusqu'aux portes de Moscou. Les portes de cette ville s'ouvrent après la bataille de la Moscowa le 7 septembre. C'est une victoire française mais l'armée russe se retire en bon ordre, en conservant un fort potentiel pour les semaines à venir... D'autant que si les lignes de communication françaises s'étirent et posent de gros problèmes de logistiques, les russes reçoivent leurs renforts et réserves beaucoup plus facilement.
  • l'occupation de Moscou par l'armée française, qui y stationne plus d'un mois. Napoléon cherche à négocier la paix depuis cette ville, mais le tsar a décidé de mener une guerre totale ! Il sacrifie Moscou, que les habitants ont évacué en y laissant des richesses colossales, et ordonne de la brûler ! L'incendie est immense et dure quatre jours. 
  • La retraite française, qui commence le 19 octobre, alors que l'hiver russe se déchaîne
Le graphe ci-dessous a été créé en 1869 par Minard, un ingénieur pionner dans le domaine de la représentation graphique. Il est remarquable car il présente, en seul graphe, des informations sur la position de l'armée, son itinéraire au cours du temps, ainsi que l'évolution de la température et des effectifs ! 



Comme on le voit, les pertes françaises sont très lourdes tout au long de la campagne, et la retraite se transforme en déroute alors que les températures chutent, qu'il n'y a plus de ravitaillement ni même d'abris, les russes ayant inauguré la politique de la terre brûlée ! 

La situation est chaque jour plus critique pour la Grande Armée, dont les unités (à part la Garde Impériale) se désorganisent et se mêlent les unes aux autres dans le plus grand désordre. Fin novembre, il ne reste que 40 à 50 000 hommes en état de combattre, environnés d'une foule de traînards. Toute l'armée risque l'encerclement et la capture par un ennemi largement supérieur en nombre. Il faut franchir le fleuve Bérézina (en actuelle Biélorussie) dont les ponts ont été détruits par l'ennemi. Le fleuve charrie des blocs de glace mais n'est pas gelé. 

Un gué est découvert, où deux ponts de 70 mètres de long sont construits à la hâte par les troupes du génie du général Eblé. Ces pontonniers sont contraints de s'immerger jusqu'à la poitrine pour construire les ouvrages. Moins d'une dizaine survivront, sur un effectif de quatre cent hommes. 

Napoléon parvient à tromper l'ennemi par ses manoeuvres en créant des diversions sur d'autres points du fleuve, et au grand soulagement de l'armée, la construction des ponts n'eut pas à se faire sous le feu ennemi.

Le pont est prêt le 26 novembre, et le passage s'effectuera jusqu'au 29. L'arrière garde résiste tant bien que mal aux armées russes qui rappliquent en force. Le dernier jour, la plus grande confusion règne quand les rives sont sous le canon russe. Une foule immense, qui n'avait pas encore traversé (pourtant la nuit les ponts étaient déserts) se précipite pour échapper à l'ennemi. L'un des deux ponts se rompt. "La colonne engagée sur cet étroit passage voulut en vain rétrograder. Le flot d'hommes qui venait derrière, ignorant ce malheur, n'écoutant pas les cris des premiers, poussèrent devant eux, et les jetèrent dans le gouffre, où ils furent précipités à leur tour". Dans ces circonstances terribles, les actes d'héroïsme côtoient les petites et grandes lâchetés, le récit des ces journées par les acteurs de l'époque est poignant. 

Passage de la Bérézina par Suchodolski

Au final, ce qui reste de l'armée parvient à échapper aux russes, et continue sa retraite vers Vilnius par des températures de -20 à -30°. 



La situation est catastrophique, mais l'armée a tout de même échappé à une élimination complète. Comme l'écrit Jean Tulard, "la bataille de la Berezina fut, dans des conditions difficiles, une victoire française illustrée par l'action héroïque du Général Eblé [...] Napoléon et le gros de ses forces ont échappé à la manœuvre de Tchitchagov et de Wittgenstein qui laissent beaucoup d'hommes sur le terrain. Ce succès n'aurait pas été possible sans l'héroïsme du général Éblé et de ses pontonniers."

En tout cas cet épisode de la Bérézina est emblématique de la retraite de Russie et a marqué l'imaginaire collectif, même si aujourd'hui il est souvent évoqué à tort comme un échec retentissant. Ces journées sont racontées dans de nombreux Mémoires des soldats qui en sont revenus (exemple ici). Hugo en a aussi fait un poème, L'Expiation, dans le recueil Les Châtiments. 


Sources

Thierry Lentz, Nouvelle histoire du Premier Empire, Tome II, Fayard
Philippe de Ségur, la campagne de Russie, Texto
Jean-Roch Coignet, les cahiers du Capitaine Coignet



3 commentaires:

  1. Salut Enguérrant !
    Il n'y a pas longtemps, j'ai lu un article intéressant concernant la campagne de Russie.
    Il semble que l'hiver russe ne fut pas le seul responsable de la défaite de Napoléon.
    http://www.slate.fr/story/66541/napoleon-defaite-typhus-pous-hiver-russe
    Merci de partager ta connaissance de l'Histoire.

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  2. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  3. merci pour ton commentaire et le lien :) l'évaluation des pertes dues au typhus est très difficile, la cause de la mort de chaque soldat n'étant pas consignée ou analysée individuellement ...
    Il est cependant certain que les organismes ont beaucoup souffert de la fatigue, du climat, de la saleté, et de l'état sanitaire de ces régions peu civilisées ... le typhus achevant des soldats déjà affaiblis par bien d'autres causes.
    De manière générale, les statistiques précises / fiables manquent sur cette campagne, comme l'explique T. Lentz : "il faudrait en effet mener [la recherche] dans plusieurs pays, à partir de documents dont on est certain qu'ils seraient incomplets, d'autant que les archives de la Grande Armée avaient été brûlées à Orcha. Le désordre fut tel pendant la dernière partie de la retraite qu'on ne tint presque plus d'état des effectifs. (...) On doit donc se contenter d'estimations grossières pour donner un ordre de grandeur". Il avance avec prudence le chiffre de 200 000 morts, dont la moitié au combat, et le reste de maladie, de froid et de faim. (pages 320-321, op. cit.)

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